Parfois, j’étais assise. Sagement sur le tabouret ancestrale à ses pieds. Évachée lâchement sur le sofa. Confortablement sur un banc de parc ou autour du feu de camp. Sur le bout de ma chaise, à son chevet. Parfois, je prenais une longue marche avec lui. Devant, en sautillant dans le banc de neige. Derrière, traînant de la patte en marmonnant. Parfois, j’étais allongé à ses côtés. Paisiblement lové contre son corps. Inconfortablement à me faire petite dans son lit d’hôpital. De tous les temps, mon endroit préféré se trouvait dans le minuscule creux entre lui et le bras du fauteuil.
J’avais 4 ans, 7 ans, 12 ans ou même encore 21 ans. Le murmure d’un ruisseau ou des feuilles balayés par le vent. Le crépitement d’un bon feu de camp. C’était l’été. La douceur de son éternel coton ouaté sur ma joue. La chaleur enveloppante de son corps. C’était l’hiver. Toujours, cette étreinte à l’odeur unique au monde. L’odeur de la sécurité, de l’amour infini. Une bulle en dehors de l’espace-temps, ou rien d’autre n’existe que sa voix qui donne vie à ses histoires.
Mon père était un raconteur. C’est un don qu’il tenait de sa mère. Je ne saurais dire si la lignée remonte plus loin ou si elle a été spontanément la première porteuse de ce gène. Le talent se trouve dans l’équilibre, ni trop, ni trop peu de détails. Juste assez de péripéties. L’humour, toujours, qui doit être livré avec justesse. C’est une question de rythme, l’histoire s’accélère, rebondi, puis pause… Une inspiration. Mais pas deux, sinon on décroche. La grande finale qui, même attendu et entendu des milliers de fois, donne des frissons de joie. Même une histoire banale, ressemblerait à une épopée tolkienne, si racontée par mon père.
Papa! Papa! Raconte-moi la fois où…!
La foi où je suis née. Une histoire grandiose assurément. De joie et de bonheur. Que du bonheur. Hmmm non, pas vraiment. Une histoire d’amour, mais cachée derrière l’humour. Parce que la fois où je suis née, c’est une histoire tabou, hérétique. Pourtant rien de méchant, rien pour empêcher un père d’aimer sa fille adorée.
Le jour de ma naissance, j’étais laide. Un petit bébé tout rose, mais d’une longueur phénoménale combiné à un petit poids. Ça donne un nourrisson bien maigrichon. Les péripéties de cette histoire incluent une mère qui ne sait pas comment pousser et un placenta dégoûtant que le père ne veut pas inspecter. Le point culminant, c’est le bébé qui est bel et bien une fille. Une fille tant attendue, voulue. La laideur du bébé c’est la touche d’humour. Une vérité factuelle, tout simplement, sans complexe, sans cachoterie, aussi banale que la date au calendrier.
Si je demande à ma mère, elle s’offusquera, ben non voyons! Quelle sottise!
Quoique…. C’est vrai que j’étais bien maigrichonne. Mais je me suis renflouée bien vite.
Et hop! On balaye du revers de la main tout le concept du bébé laid.
J’ai longtemps pensé que c’était un simple détail. Avec le recul je me demande si mon père faisait exprès, comme pour dénoncer ce que tout le monde tait. Ça serait bien son genre, créer l’émoi dans les rangs sensibles, petit plaisir coupable. Dans une statistique inventée de mon cru, 22% des parents avouent avoir trouver 1, ou plusieurs, de leur bébé naissant, laid. C’est un choc quand on s’attend à un coup de foudre.
Ce qui est drôle (ou pas), c’est que l’histoire se répète. Est-ce que c’est le karma? Probablement plus la génétique. Toujours est-il que j’ai aussi vécu le même constat avec un bébé. Quand je suis sortie des vapes et que j’ai repris le focus, j’ai dévoré des yeux mon enfants fraîchement sorti du four. Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire: ouf! Il me semble que j’te mettrais un autre petit deux semaines dans le fourneau mon petit cœur. Un bébé qu’on aurait dit pas fini. Très petit poids, un visage anguleux, un front plissé comme pour me renvoyer mon propre questionnement. M’aimeras-tu?
Si l’histoire de la fois où je suis née ne m’a pas empêcher de me faire frapper par un tsunami de culpabilité, au moins, je ne m’y suis pas noyée. Je savais que je n’étais pas seule. Je savais que ça ne m’empêcherait pas d’être une bonne mère. J’ai peut-être manquer d’un peu de telle ou telle hormone, tout simplement. Il y a quelques mois, tous les soirs, j’allais m’extasier de la beauté de cet enfant, en pleurant sur sa joue comment je m’excusais de l’avoir trouvé si… pas joliment fini!
Maintenant que j’en ai fini avec la culpabilité, j’accepte pleinement la réalité que j’ai vécue. J’y trouve la même blague que mon père y voyait. J’espère réussir à raconter cette histoire de la même façon que lui, avec humour, mais surtout amour. Que mes enfants ne doutent jamais combien je les aime, combien ils sont uniques et magnifiques. Et si jamais un jour ça leur arrive, d’enfanter un nourrisson maigrichon ou fripé, qu’ils ne vivent pas ça comme un tabou innommable.
