C’est l’histoire des ciseaux, ou comment j’étais convaincue que je ne serais jamais apte à apprendre à mes enfants à les manier. Comment j’étais certaine de rater leur vie, ou pire, qu’ils perdent trois doigt. La Grande avait appris à la garderie, entourée d’éducatrices expérimentées. Mais les Jumeaux eux…
En juin de ce début de pandémie, je retire ma Tribu de la garderie. L’incertitude règne, le télétravail, les exclusions, les règles sanitaires qui changent constamment. On vit à coup de deux semaines depuis 4 mois, comme tout le reste de la province. L’Homme et moi, on s’assoit et on regarde nos options. Je suis sans emploi, en réorientation de carrière. La garderie coûte une fortune pour le Trio. La pression sur les horaires est intense et la demande d’adaptation est constante. C’était il y a bientôt deux ans, rien ne s’est amélioré depuis. C’est d’ailleurs le pari que j’avais pris.
En restant à la maison, on ralenti le rythme de toute la famille. Plus de présence me permet plus d’observations. Je dicte mes règles, je n’ai plus de contraintes, si ce n’est mes propres limites et mon insécurité. Je dis toujours que d’avoir des enfants c’est exigeant, peu importe d’être à la maison ou au travail. Je vois bien tous les avantages, mais j’ai le vertige.
Je ne suis qu’une maman.
Je voudrais tellement avoir des études en petite enfance, en psychoéducation, en neurosciences, en travail social. Je voudrais avoir le mojo d’une animatrice de camp de jour, l’entrain de la professeure de musique, l’expérience d’une maman de 8 enfants, la zénitude d’une prof de yoga. Bref, je doute constamment, je manque de confiance.
Les ciseaux incarneront alors toute cette anxiété maternelle de performance. Comme un test ultime, comme si l’agilité au ciseau était le prérequis universel du développement humain. J’en fais presque une obsession, j’y pense tout le temps. C’est pitoyable et j’en rie ouvertement avec tout le monde. Ça reste plus fort que moi. Comment vais-je faire?
J’achète de superbes petits ciseaux à bout rond. J’hésite, je procrastine, ils dorment dans le plus haut tiroir de la maison, hors de portée des enfants. Dès que je viens pour proposer l’activité, des images de bain de sang et de yeux crevés m’assaillent. Ça va prendre des semaines avant que je trouve en moi l’énergie et la confiance d’enfin m’y mettre.
Un matin, le moment où il y a le moins de fratricide, je m’installe par terre. J’ai 3 ciseaux et des retailles de papier. Les enfants sont curieux et viennent à moi tel des aimants. Il y a juste assez de patience dans la pièce pour réussir une démonstration. Le petit trou pour le petit pouce, le gros trou pour tous les gros doigts. Je tiens une feuille. Schlick Schlack Schlack! Les premiers coups de ciseaux, enfin!
L’une est entièrement absorbée à faire le plus de triangle possible. L’autre est fascinée de tout simplement se pratiquer à ouvrir et fermer l’outil, une mécanique incroyable. Le dernier à le projet de faire des franges. Pas de sang, pas de larmes, seulement quelques petits rappels ici et là. Je suis émerveillée.
Ce n’est pas à moi de leur apprendre quoi que ce soit. C’est me mettre beaucoup trop de pression et même me donner plus d’importance que je devrais. Ce n’est peut-être pas tant ma job d’enseigner. L’enfant est le propre maître de ses apprentissages. Chacun à son rythme et à sa façon, il évoluera parce que c’est sa nature même. La curiosité l’habite et par mimétisme et observation il avance dans son développement.
Ce n’est pas à moi de leur apprendre à utiliser les ciseaux. Ou à marcher. Ou à dormir. Ou à grimper. Ou à être propre. Mon rôle est de leur en donner l’opportunité. Avec moins d’anxiété, plus d’ouverture, je peux les inviter à explorer de nouvelles aptitudes. Chacun d’eux accepte, ou non, selon leurs intérêts et leur calendrier propre.
